La révolution Malévitch : de l’art de l’icône à l’iconoclasme

La révolution Malévitch : de l’art de l’icône à l’iconoclasme
Kasimir Malévitch, Autoportrait, 1908-1910, gouache et aquarelle sur papier, 27 x 26,8 cm Moscou, Collection Galerie d’État Tretiakov

Faisant la synthèse des traditions russes et des recherches menées par les cubistes et par Matisse, Kasimir Malévitch (1878-1935) franchit le pas de l'abstraction avec son « Carré noir » de 1915.

La terre russe a engendré des cohortes de prophètes, figures charismatiques lançant l’anathème sur une société corrompue et promettant la rédemption par le retour aux valeurs authentiques de la religion chrétienne, enracinées dans le monde paysan. Parmi eux, on comptait aussi des artistes, dont Léon Tolstoï reste l’incarnation emblématique. À sa façon, Kasimir Malévitch recueillit l’héritage du grand écrivain et «consacra sa vie à une sorte d’évangélisation de la peinture de son siècle », écrit Andreï Nakov. « Il lui imposa un ordre de valeurs “ supérieures ”, la transforma en discours philosophique et moral, en nouvelle “ Église” ».

Essence picturale

Issu d’une famille polonaise, Malévitch naît à Kiev en 1879. Contre son père qui voulait faire de lui un prêtre, il manifeste une vive inclination pour la peinture, qu’il pratique longtemps en amateur. Malévitch ne commence à recevoir les rudiments d’une formation artistique qu’en 1904. Cet apprentissage est accéléré par l’installation à Moscou, où il découvre l’avant-garde alors représentée par Kandinsky, Larionov et Gontcharova. Avec eux, Malévitch participe entre 1910 et 1915 à une série d’expositions mémorables, aux noms aussi improbables que « Le Valet de Carreau » ou « La Queue de l’âne ». Au cours de cette brève période, le peintre retrace pour son propre compte toutes les phases de l’art moderne, de Cézanne au cubisme synthétique, en passant par le futurisme, toutes ces tendances se combinant dans une singulière idiosyncrasie.

Kasimir Malévitch, Le Rémouleur, 1912-1913, Yale University Art Gallery.

Kasimir Malévitch, Le Rémouleur, 1912-1913, Yale University Art Gallery.

La visite des collections Morozov et Chtchoukine, alimentées par des arrivages réguliers de Paris, le met en prise directe avec les recherches les plus récentes de Braque, Picasso ou Matisse. C’est au contact de ces œuvres radicales que Malévitch conçoit sa philosophie de la peinture, comme agencement de signes purs : « Ce qui a valeur en soi dans la création picturale, c’est la couleur et la facture, c’est l’essence picturale, mais cette essence a été tuée par le sujet », écrit-il. Dès lors, l’objet, le réel apparaissent comme des obstacles à la vision de la picturalité, dont il convient de se débarrasser. Ces réflexions entrent en résonance avec les expérimentations des écrivains qui, tels Khlebnikov, aspirent à une poésie de sons.

Icônes de la modernité

C’est à cette époque que Malévitch a également la révélation de l’art de l’icône, dans lequel il voit « la forme supérieure de l’art paysan ». « Tout le peuple russe m’apparaissait en elles, dans toute son émotion créatrice », rappelle-t-il ainsi. Dans le cycle paysan des années 1910-1913, il se souvient du hiératisme et de la stylisation de l’icône, mais aussi des couleurs chatoyantes des costumes et des décors populaires. La réalisation de décors pour l’opéra futuriste Victoire sur le soleil (1913) cristallise les recherches de l’artiste et l’oriente vers une géométrisation radicale des formes et la construction de « surfaces-plans ».
En décembre 1915 s’ouvre à Pétrograd une manifestation appelée à faire date : la « Dernière exposition futuriste 0,10 », où quatorze artistes d’avant-garde présentent leur œuvres. Malévitch y expose trente-six tableaux, regroupés sous la bannière du Suprématisme. Le Carré noir en est l’emblème. La toile est suspendue en hauteur, dans l’un des angles de la salle, comme les icônes dans les maisons paysannes russes.

Vue des oeuvres de Malevitch présentées dans l'« Exposition 0.10 » dans la galerie d'art Dobychina, à Saint-Pétersbourg, du 19 décembre 1915 au 17 janvier 1916

Vue des oeuvres de Malevitch présentées dans l’« Exposition 0.10 » dans la galerie d’art Dobychina, à Saint-Pétersbourg, du 19 décembre 1915 au 17 janvier 1916

Oeuvre décisive de l’art moderne, ce Quadrangle, selon le terme alors choisi par le peintre, renvoie au cadre et au support lui-même qui est carré, c’est-à-dire à la surface physique du tableau. Cette surface constitue pour lui « le degré zéro de la peinture ». Et le blanc n’est en aucun cas un fond, mais bien un cadre. Car, comme le souligne l’historien de l’art Yve-Alain Bois, « il y a adéquation totale entre “ image ” et champ, et donc suppression de l’opposition figure/fond sur laquelle se fonde l’esthétique classique depuis la Grèce antique ».

Kasimir Malevitch, Suprématisme (Supremus #58. Jaune et noir), 1916, musée Russe, Saint-Pétersbourg

Kasimir Malevitch, Suprématisme (Supremus #58. Jaune et noir), 1916, musée Russe, Saint-Pétersbourg

Un monde sans-objet

Dans les autres tableaux suprématistes de l’exposition, le vocabulaire plastique se réduit à une combinaison de formes géométriques simples : carrés, rectangles, cercles, croix, triangles, lignes…et de teintes pures posées en aplat. Contrairement à Kandinsky, Malévitch rejette tout symbolisme des couleurs, et ne s’intéresse qu’au mouvement des masses colorées dans l’espace. Ce qu’il vise à travers ce langage plastique nouveau, c’est ce qu’il appelle le « monde sans-objet », où la vérité se dévoile derrière les séductions trompeuses de la réalité, sans pour autant rompre le lien avec elle. C’est ce que suggèrent les titres de certains tableaux comme le Carré rouge, explicitement intitulé Réalisme pictural d’une paysanne à deux dimensions. Dans sa peinture, Malévitch se livre à une sorte de distillation de la matière pour en capturer et en révéler l’esprit, au sens chimique du terme. Car, s’interroge-t-il, « ce que nous appelons la matière, ne sont-ce pas simplement des mouvements spirituels ? Et peut-être que ce que nous appelons esprit est le mouvement de la matière ? ».

Kasimir Malévitch, Carré rouge. Réalisme pictural d’une paysanne à deux dimensions, 1916, Saint-Pétersbourg, Musée National Russe

Kasimir Malévitch, Carré rouge. Réalisme pictural d’une paysanne à deux dimensions, 1916, Saint-Pétersbourg, Musée National Russe

Une oeuvre iconoclaste

Pour parer à l’incompréhension et aux critiques prévisibles, l’artiste publie simultanément un manifeste, intitulé Du cubisme et du futurisme au suprématisme, le nouveau réalisme pictural. Les premières phrases donnent le ton: « Quand la conscience aura perdu l’habitude de voir dans un tableau la représentation de coins de nature, de madones et de Vénus impudentes, nous verrons l’oeuvre purement picturale. Je me suis métamorphosé en zéro des formes et me suis repêché dans le tourbillon des saloperies de l’Art académique ». Plus loin, il précise son propos : « S’ils veulent être les peintres purs, les artistes doivent abandonner le sujet et les objets ». Par la suite, Malévitch, s’enfonçant toujours plus « dans le vide des déserts », en vient même à abandonner la couleur.

Kasimir Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, The Museum of Modern Art, New York

Kasimir Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, The Museum of Modern Art, New York

Ce sera le Carré blanc de 1918, où s’affirme la dimension iconoclaste de son oeuvre. Ainsi que le note Dora Vallier, « sa peinture blanche surmonte le précipice où la peinture cesse d’exister ». A-t-il eu l’intuition de cette limite ? Toujours est-il qu’à partir de 1918, Malévitch pose les pinceaux et se consacre à l’enseignement, en ces années post-révolutionnaires où se multiplient les expériences pédagogiques. Parallèlement, il rédige une abondance de traités à prétentions philosophiques car, pour lui, souligne Jean-Claude Marcadé, le Suprématisme « n’est pas seulement une recette artistique nouvelle, c’est une ontologie, une révélation de l’abîme de l’être, qui doit métamorphoser de fond en comble toutes les manifestations humaines ». Où l’on retrouve la tradition prophétique russe.

Kasimir Malevitch, Les sportifs, 1928-1930, Saint-Pétersbourg, musée Russe

Kasimir Malevitch, Les sportifs, 1928-1930, Saint-Pétersbourg, musée Russe

Retour en arrière

En 1926, la fermeture de l’Institut de la culture artistique à Léningrad sonne le glas de ces recherches et annonce la reprise en main politique. L’année suivante, Malévitch voyage en Pologne et en Allemagne, où il laisse ses tableaux et ses écrits. Après son retour précipité, il renoue avec la peinture, en opérant un inattendu retour en arrière. Comme s’il voulait refaire les toiles abandonnées en Occident, l’artiste revient au style impressionniste de ses débuts, puis revisite le cubo-futurisme et renoue, en même temps, avec l’iconographie paysanne. Mais, sous ce réalisme schématique, affleure le spectre du Suprématisme : « Tout est transpercé par la couleur, élément révélateur de la vraie dimension, de la véritable mesure des choses », note Jean-Claude Marcadé. Ce retour à la figuration, éloigné des canons du réalisme socialiste, restera sans effet. À sa mort en 1935, Malévitch est complètement marginalisé. Nul n’est prophète en son pays.

Kasimir Malevitch, Coupeur de foin, 1930, galerie Tretiakov, Moscou

Kasimir Malevitch, Coupeur de foin, 1930, galerie Tretiakov, Moscou

 

 

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